La gastronomie française a reçu depuis 2010 une reconnaissance et une consécration universelles en entrant au « panthéon » mondial comme bien immatériel de l’humanité à l’UNESCO.
La France est probablement le premier pays au monde à recevoir un hommage aussi large. Cette distinction implique de nombreux devoirs, parmi ceux-ci, il y a bien évidemment le maintien et la transmission de ce bien précieux collectif. La gastronomie française, ce ne sont pas seulement les grands chefs de cuisine médiatiques ou les palaces. La gastronomie française, c’est avant tout au quotidien, dans la vie courante, des hommes et des femmes de métier sur un territoire, des terroirs parfois reculés qu’il faut mériter, des produits, des savoirs-faire uniques, multiples et complémentaires, une transmission de la connaissance…toutes choses qui au fil des âges se sont muées en traditions, en cultures, en qualité de vie, en lien social et en grande richesse économique.
La gastronomie française, précisément au travers de ses savoirs-faire, traditions et culture, est devenue quelque chose que le monde entier nous envie, l’art de vivre à la française. L’art de vivre à la française est au patrimoine immatériel de l’humanité parce que c’est un patrimoine vivant, concret, réel, qui apporte du bien-être à notre société en nourrissant l’homme et son esprit…
Imaginons un seul instant que cette richesse, que dis-je que ces richesses extraordinaires multiples et variées, deviennent demain par la perte d’enseignement de certains apprentissages un patrimoine du passé, c’est-à-dire un musée ? Nous serions tous d’accord pour déclarer que ce serait une perte considérable. Et bien cette situation nous guette à terme lorsque l’on se met à analyser de près ce qui se passe sur le terrain des métiers que ce soit en boulangerie, pâtisserie, viennoiserie, charcuterie, traiteur, boucherie, triperie ou encore brasserie. Economiquement et techniquement un bouleversement profond est en marche…
Incontestablement, la partie tradition, culture et plaisir de se mettre à table, de partager des moments de convivialité en famille ou entre amis, en France reste toujours aussi vivace, malgré des évolutions.
Ce qui devient préoccupant dans nos métiers de l’alimentation, c’est la montée en puissance des changements, formulations et pratiques concernant certains produits. Ces profondes modifications sont en grande partie induites par la perte d’enseignements de base et de maitrise technique de nos métiers.
Ce sont les conséquences de l’absence de réflexion et de projections sur le devenir de ces pratiques qui remettent en cause le terme même d’artisanat alimentaire, qui lui-même est la colonne vertébrale de notre gastronomie. Ce qui est inquiétant, ce sont aussi les contrecoups ou résultats des changements provoqués par la pression de certains lobbys contraires qu’ils soient intellectuels ou économiques. Ces processus ont comme effet de faire disparaitre à plus ou moins brève échéance la connaissance large de nombreux fondamentaux de certains métiers.
Nous ne sommes plus dans la dénonciation, les suppositions, les hypothèses, non, nous sommes dans une réalité, une certitude en marche, et nous avons déjà perdu beaucoup de terrain.
Un exemple emblématique est ce qui se passe en boulangerie artisanale que malheureusement nous connaissons tous. Mais nous pourrions mettre en exergue le même phénomène dans d’autres métiers tels que la charcuterie, la pâtisserie, la cuisine, la triperie.
En boulangerie de nos jours, il se dit que 70 à 80% des croissants vendus en France sont industriels, et singulièrement dans l’artisanat boulanger. Partant de ce constat, face à la percée de ces croissants industriels, qu’ont fait certains cadres qui participent à l’élaboration des référentiels d’examens il y a déjà quelques années? Ils ont réformé en dévalorisant l’importance de la place des croissants dans la grille de notation du CAP ! Ainsi les statistiques de réussite au CAP boulanger se sont améliorées ! Par contre, au regard du besoin du métier en main d’œuvre qualifiée, cette décision a eu des incidences déplorables.
Les effets de ce genre de mesure aujourd’hui se traduisent par une perte générale de maîtrise de la fabrication d’un très bon croissant artisanal par une grande partie de nos jeunes et de nos salariés.
La bonne attitude à l’époque eut été de faire face à nos responsabilités, de prendre des mesures pour que précisément nos jeunes puissent apprendre la maîtrise des croissants par une bonne formation, et non pas cacher la poussière sous le tapis !
Les fondamentaux existent encore, et sont toujours pratiqués, mais ils ne sont plus généralisés comme auparavant, certains fondamentaux majoritaires il y a quelques années, sont devenus plus que minoritaires.
Certes, depuis quelques temps il y a des initiatives sur la valorisation de la viennoiserie maison, que nous saluons et encourageons, mais nous sommes là dans la formation continue et non dans la formation initiale fondamentale ! Hélas, lorsqu’on a amputé aux trois-quarts une des deux jambes de la boulangerie (baguette et croissant), il devient impossible de reprendre la marche comme antérieurement! Le monde du croissant est aujourd’hui incontestablement industriel par notre faute.
Face à la réalité des diverses situations négatives du terrain, nous devons impérativement réagir, si nous voulons que l’aura de la gastronomie française continue à briller au firmament de l’humanité.
Si demain, (et c’est déjà le cas aujourd’hui) nous voyons arriver en France dans l’artisanat des fonds de tartelettes ou autres fabriqués en Chine avec du beurre australien, alors que devient la valeur artisanale et gastronomique française ?
L’avenir de l’attractivité économique de toutes nos filières, dans toute la diversité de leur expression, passe obligatoirement par le maintien des savoirs-faire des femmes et des hommes de l’art que nous sommes. Sans réaction vitale, point de valorisation du travail manuel, qui en l’occurrence, à un haut niveau d’excellence est un travail hautement intellectuel.
Il devient impérieux et urgent de prendre conscience que seul le poids coordonné d’un grand nombre de Grands Maîtres peut de façon large et durable pérenniser la sauvegarde de l’ensemble de notre patrimoine gastronomique au quotidien pour le plus grand nombre.
Toutes les filières artisanales alimentaires particulières ou spécifiques, de la terre à l’assiette, dans leur ensemble sont des écosystèmes ultra fragiles. Elles sont soumises en grande partie pour leur maintien ou leur survie à la valorisation par la maîtrise des fondamentaux techniques des professionnels qui transforment et subliment la matière au milieu et en bout de chaîne.
Aussi, nous appelons de nos vœux les plus chers, en dehors de toute considération politique, à ce que de grands noms de la gastronomie française dans tous les métiers de l’alimentation s’engagent collectivement afin de faire prendre conscience d’un sursaut devenu indispensable.
Nous, qui par la maîtrise, l’incarnation et le génie de la passion d’un métier, faisons tant rêver nos jeunes. Nous qui faisons tant rêver nos clients. Nous qui faisons tant rêver les visiteurs du monde entier à travers les plaisirs et la joie de vivre que procure la gastronomie française. Portons de façon la plus étendue possible, un message de sensibilisation et de correction de trajectoire par une action pédagogique sur ces sujets.
Ne pas prendre en compte toutes ces évolutions dommageables pour nos métiers, c’est par avance accepter de perdre une partie de nos fondamentaux. Sans fondamentaux, nous le savons tous il n’y a plus de métier. Réagissons.
Amandio PIMENTA