« Le meilleur moyen de prévoir le futur, c’est de le créer. » Peter Drucker
A ce jour, la boulangerie est un secteur dynamique. C’est le commerce alimentaire qui a su le mieux résister à la crise et à la pression concurrentielle des grandes enseignes de distribution.
Malgré une baisse certaine de la consommation de pain au cours de ces dernières années, 65 % du pain est vendu par les boulangers. La consommation moyenne de pain est passée de 325 g par jour en 1950 à 130 g par jour en 2010, d’après les données de l’Observatoire du pain. A la lecture de ces chiffres, on constate un réel changement dans les habitudes de consommation des Français, ce qui s’explique principalement par l’effet générationnel (clientèle qui consomme autrement selon les évolutions sociales). Toutefois, les sondages récents démontrent l’attachement persistant des Français à leur boulangerie. La plupart s’y rendent 3 à 4 fois par semaine dans l’une des 31 300 boulangeries présentes sur le territoire.
Revalorisé par les nutritionnistes pour ses nombreuses vertus, le pain est le pilier de notre modèle alimentaire. Reconnu en tant que patrimoine national, le pain contribue à la renommée de notre alimentation et de notre goût prononcé pour la gastronomie haut de gamme. Depuis le 16 novembre 2010, le «Repas gastronomique des Français», suite à la proposition faite par l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation, a été ajouté à la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. C’est une première qui fait la fierté des Français et de ses artisans. L’engouement des Français pour la boulangerie traditionnelle se constate avec l’évolution croissante du nombre d’ouvertures de boulangeries-pâtisseries dans l’hexagone. D’après l’Institut National de la Boulangerie Pâtisserie, la création de ce type d’entreprise artisanale a plus que doublé en 12 ans, atteignant plus de 126 % de croissance ! De son côté, l’INSEE a comptabilisé 1255 ouvertures en 2012.
Comment développer des facteurs clé de succès pour son entreprise ? Dans quelle mesure peut-on envisager de valider son projet ? Quel état d’esprit adopter ? Comment optimiser le développement de cette nouvelle organisation ? Voici quelques interrogations auxquelles j’essaierai de répondre afin de vous faire partager ma vision concrète de la création d’entreprise.
La boulangerie est donc un métier d’avenir et nombreux sont les artisans boulangers qui n’hésitent pas à se lancer dans l’aventure. A 50 ans et après un long parcours dans le métier, je fais partie de ceux-là en m’installant actuellement sur plusieurs sites aux portes de Paris, entre autres, dans le centre-ville de Boulogne-Billancourt et de Bagnolet.
Un parcours professionnel en France et à l’étranger, au service du conseil et de la formation
Tout d’abord, quelques mots pour relater mes expériences.
Fils de boulanger, j’entre en apprentissage à l’âge de 16 ans. La rencontre avec mon maître d’apprentissage, Bernard Coupry sera décisive dans ma perception du métier d’artisan boulanger. Après l’obtention du CAP de boulanger en 1982, je choisis d’entrer en formation chez les «Compagnons Du Devoir du Tour de France». Progressivement, j’apprends mon métier et découvre les spécialités boulangères régionales en m’imprégnant de l’expérience et des techniques de fabrication des artisans auprès desquels je me forme. Chaque arrivée dans une nouvelle ville est aussi l’occasion de participer aux principaux concours régionaux et nationaux de la profession. En 1987, j’achève mon Tour de France. Les Compagnons me nomment alors « Normand la Fierté du Devoir ».
Dans la tradition d’apprentissage et de transmission des Compagnons, je deviens à mon tour formateur. J’encadre et forme les apprentis de C.F.A. à Lyon et Nîmes de 1987 à 1990, puis je sillonne de nouveau la France en tant que maître de stage de formation continue nationale.
En 1990, je décide de prendre la gérance d’une boulangerie au Lude (72 – Sarthe) en Normandie, ma région d’origine. Cette expérience me permet vite de me familiariser avec un commerce, en étant désormais seul maître à bord ! Puis, toujours attiré par le challenge, je prépare le brevet de maîtrise, diplôme professionnel national pour lequel j’obtiens les unités de valeur en technique, pratique et psychopédagogie qui valident l’ensemble des acquis.
L’année suivante, soutenu et accompagné par ma femme, je me lance un nouveau défi professionnel : devenir artisan boulanger indépendant. Je valide ce projet en m’installant dans le 18e arrondissement de Paris où je développe rapidement l’activité de notre commerce « Au Duc de la Chapelle » en initiant nos clients au goût du pain artisanal et en contribuant à l’animation de festivités dans le quartier.
J’enrichis mon parcours par l’obtention de prix à de nombreux concours, dont celui de la coupe du monde de boulangerie par équipe pour laquelle j’obtiens le premier prix. Puis, en 1995, toujours à la recherche d’une plus grande performance dans mon métier, je décide d’augmenter la difficulté en matière de technicité et de savoir-faire boulanger en participant au célèbre concours de Meilleur Ouvrier de France (M.O.F.). Après un travail long et ardu sur la thématique des pionniers de l’aviation, mes efforts sont récompensés et je décroche le précieux trophée pour rejoindre mes pairs, ambassadeurs de la boulangerie artisanale de tradition française. J’interviens ensuite comme consultant et formateur en France ainsi qu’à l’étranger chez Puratos à Bruxelles. Par ailleurs, je deviens membre du jury aux examens professionnels et je mets mes compétences au profit de l’élaboration de programmes de formation et d’échange avec l’étranger en devenant consultant international. Conseiller à l’enseignement technologique auprès du Ministère de l’Education Nationale, j’occupe la vice-présidence de l’équipe de France des Meilleurs Ouvriers de France et suis chargé d’encadrer les nouveaux candidats à cette compétition. Actuellement, je collabore avec les Moulins de Chérisy, pour lesquels j’exerce la fonction de formateur consultant.
De l’idée au projet, du projet à la création
Mon expérience est donc ponctuée de nombreux échanges et rencontres, en France comme à l’international. Bien que celle-ci soit intéressante car riche en découvertes, j’ai pris la décision de retrouver la vie du fournil en souhaitant m’implanter, dans un premier temps, dans le centre-ville de Boulogne-Billancourt, au numéro 8 de la place Jules Guesdes. C’est à cet endroit stratégique que j’ai érigé mon nouveau projet professionnel. Pourquoi avoir choisi ce lieu en particulier ? Il s’agit d’une décision réfléchie prenant en considération la proximité du centre de Paris mais aussi et surtout, l’opportunité de développement considérable d’un quartier en totale réhabilitation, bientôt à forte densité de population. En effet, la boulangerie est installée aux portes de l’ancien site industriel des régies Renault situé sur l’île Seguin. Site historique, il a ouvert ses portes entre 1929 et 1934. Elle symbolise dans les années 1950, la croissance et la modernité de l’industrie française avec notamment la production en grande série de la populaire 4 CV. Mais en 1989, alors que la marque possède plusieurs usines en France et à l’étranger, la régie annonce sa fermeture et argue que son mode de fonctionnement ne répond plus à l’évolution des nouveaux processus de production. La dernière voiture, une Renault Supercinq, sort de la chaine le 31 mars 1992. La démolition de l’usine après le nettoyage du site a commencé le 29 mars 2004 et s’est achevée le 8 mars 2005. Depuis, le quartier de l’île ne cesse de connaître un bouleversement sans précédent et déjà plusieurs projets de construction voient le jour, réunissant en un même lieu des commerces, des habitations, des jardins et des terrasses, pour une constructibilité totale de 25 500 m2. S’implanter dans une telle dynamique urbaine est assurément prometteur et après une étude approfondie, j’ai choisi de valider le choix du lieu. La boulangerie « mère » de Boulogne-Billancourt dispose d’une surperficie de 150 m2, ce qui correspondait à un ancien bistrot auparavant fréquenté par les ouvriers de la régie Renault.
A l’occasion de ce nouveau projet, je me suis entouré de jeunes hommes motivés par leur métier. A leurs côtés, dans les boutiques et fournils de Boulogne et de Bagnolet, je contribue à leur formation de terrain en leur donnant les ficelles du métier qui m’ont permis de me perfectionner avec les années. L’ambiance est toujours bonne, ce qui n’est pas incompatible avec le sérieux exigé dans la conception de chaque tâche.
Mes produits et spécialités respectent trois conditions : la qualité des matières premières pour garantir le goût, la culture de la fermentation pour assurer une bonne conservation et la présentation finale pour donner envie aux consommateurs et rendre heureux celui qui les fabrique.
Le concept de la marque « Thierry Meunier » réunit ces trois conditions :
– notre farine par exemple, exclusivement biologique, en provenance de la Beauce, moulue sur meules de pierre par les moulins de Chérisy et Brasseuil ;
– l’utilisation de levains naturels élevés avec attention, jour après jour pour entretenir son niveau de fermentation optimum ;
– un soin particulier dans la conception de produits beaux et biens faits.
L’important de cette recette du succès qui se pratique d’ailleurs aussi chez les bons artisans français, ce n’est pas uniquement le marketing, la publicité ou l’emballage, c’est surtout le produit.
L’artisan boulanger et l’entrepreneurship
Le boulanger n’est pas uniquement un mélangeur de farine habile de ses mains, c’est aussi tantôt un porteur de projets en phase de démarrage, tantôt un dirigeant d’entreprise davantage établie. Le boulanger du 21e siècle est donc à la fois un artisan sachant préserver les traditions et les savoir-faire hérités de ses ancêtres, et un gestionnaire doué de vertus et de compétences nécessaires à la maîtrise de son ouvrage (anticipation, proaction, abnégation, décision, analyse et synthèse, etc.). Ces aptitudes ne sont pas innées et comme le souligne le fameux adage, « on ne naît pas entrepreneur, on le devient ». L’artisan boulanger qui crée son entreprise est celui qui est capable de transformer un rêve, une idée, un problème ou encore une occasion en une entreprise. Pour cela, « Il n’y a pas « un » caractère d’entrepreneur mais il faut du caractère pour l’être ». Je cite ici les propos de Peter Drucker, théoricien américain du management et de l’entreprise, afin d’appuyer ma vision de l’entreprenariat appliquée à l’artisanat boulanger.
Entreprendre c’est faire preuve d’une euphorie suffisante et nécessaire pour convaincre et se convaincre ! Vous l’aurez compris, mener un projet à son terme dépend fortement de la personnalité de son créateur et de l’état d’esprit dans lequel il s’inscrit. Aujourd’hui, l’intuition ne suffit plus mais elle reste un élément déclencheur non négligeable dans la volonté d’entreprendre. Elle doit être stimulée. Comment passer de l’étincelle initiale à une entreprise viable ? Il s’agit d’une question fondamentale car si la création d’une structure artisanale peut se définir comme une démarche intuitive et imaginative, il est précieux d’en comprendre son modèle mental. En effet, au travers de mes diverses expériences et de multiples rencontres avec mes confrères à travers le monde, j’en ai conclu que chaque défi relevé est stimulé par quatre dynamiques qui interagissent en fonction de notre personnalité :
– la dynamique de la vision, de l’intuition : un artisan développe une vision à long terme et anticipe les atouts et inconvénients de son projet. Il rêve d’accéder à ce projet, de le faire naître, ce qui se transforme en ambition forte ;
– la dynamique de l’abnégation face au risque : dans le métier, réduire et si possible anéantir les incertitudes est vital car plus ces dernières sont nombreuses, plus les risques se dressent à l’horizon. Etre artisan, c’est savoir identifier les risques et les gérer au plus vite. Une des grandes qualités de l’artisan réside dans le courage et la sagesse dont il fait preuve pour atteindre ses objectifs ;
– la dynamique de la conviction : porté, enthousiasmé par ses ambitions, l’artisan boulanger développe une forte conviction et une énergie débordante. Ses modes de pensée et d’action lui permettent de mieux faire face à la gestion des risques ;
– la dynamique du développement personnel et professionnel : la création d’une activité artisanale est porteuse de sens et marque un véritable accomplissement tant personnel que professionnel quand celle-ci connaît la réussite attendue. C’est un moyen de contrôler sa vie en prenant en main sa carrière.
L’artisan boulanger, un créateur en action
La créativité est l’expression d’un talent, d’un sens prononcé de l’imagination. Qu’elle appartienne au domaine artistique, littéraire, scientifique ou architectural, elle modifie notre vision du monde et développe notre perception de la modernité. La créativité dans le domaine de l’artisanat boulanger est cette capacité à inventer de nouveaux processus de fabrication, de nouvelles saveurs, de nouvelles techniques de travail. L’innovation est source de performance et doit être intégrée à la stratégie de l’organisation. Pour cela, elle doit faire l’objet de la plus grande attention de la part de l’artisan. En aucun cas ce dernier ne doit ignorer cet enjeu. A l’échelle de son activité commerciale, il est primordial de rester en « veille » et de s’intéresser aux nouveautés du secteur pour toujours garder une longueur d’avance sur la concurrence.
L’acte créatif est à l’origine du succès entrepreneurial car il permet de surprendre et d’attirer l’attention de la clientèle sur ses produits et par conséquent, de relancer la consommation. Je suis convaincu qu’une activité de boulangerie à besoin de créativité afin de survivre et de prospérer, surtout dans des périodes de changement intensif des habitudes de consommation. Mais la créativité appartient au changement. Or tout changement n’est pas toujours bien considéré : il est source de crainte car il occasionne une perte de repère. Il faut donc développer l’innovation avec parcimonie, d’une part car elle représente un coût et, d’autre part, car elle est source de transformation tant pour les salariés que pour la clientèle. Créativité ne doit donc pas rimer avec folie mais avec génie !
Conclusion
Du rêve à la réalité, la création d’entreprise est un processus long et complexe pour lequel il faut savoir se hâter lentement. Une étude de marché est un prérequis indispensable afin de sonder le terrain et identifier les opportunités d’installation. Cette analyse ne supporte pas la médiocrité, car une structure commerciale doit disposer de fondations saines et solides, à l’épreuve du temps. L’idée, le projet personnel, l’étude de marché, les prévisions financières, le statut juridique et les formalités de la création, sont des étapes prépondérantes et nécessaires à la prospérité de l’activité. La démarche marketing est au cœur de la stratégie à adopter. L’artisan, par l’image qu’il renvoie à sa clientèle, est une marque à part entière. A l’instar des grandes enseignes commerciales, il faut soigner son image, être présent sur le marché, connaître ses concurrents, et surtout se démarquer par la qualité ou l’innovation apportée à ses produits. En outre, on ne doit pas ignorer ou dénigrer l’importance du « social networking », autrement dit le réseautage social pour attirer ou fidéliser une communauté autour de la marque. Pour s’assurer une « e-réputation » efficace sur la toile, Facebook, Twitter et Google+ sont aujourd’hui les outils du net les plus dynamiques et gratuits à disposition de l’artisan. Ce phénomène n’est pas nouveau. Le réseautage social existe depuis que les hommes sont constitués en société mais avec l’apparition du web 2.0, il est aisé de communiquer en temps réel avec différentes catégories de personnes (famille, amis, salariés, clients, etc.) tout en publiant des informations (photographies, liens, textes, etc.). L’existence de ce nouveau moyen de communication est précieux pour l’artisan, car, à l’aide d’un système d’interactions, celui-ci va pouvoir réunir une communauté de « fans », clients ou non de l’entreprise et ainsi créer un véritable groupement social autour de sa marque.
S’inscrire dans un réseau social, c’est par conséquent un choix stratégique pour agrandir ou rendre plus efficientes ses relations professionnelles avec l’extérieur. J’ai moi-même ouvert ma page Facebook sous le nom de « Boulangerie Meunier » et chaque jour encore, je m’étonne agréablement de la visibilité qu’elle engendre sur mes boutiques. J’ai plaisir à travailler avec un tel support virtuel qui, indirectement, favorise ma réputation sur le marché.
En résumé, notre priorité en tant qu’artisan chef d’entreprise est de « penser global pour agir local » en développant un mix marketing cohérent (les 5 « P » : politique produit, prix, promotion, place, personne) à la stratégie de l’organisation en vue d’atteindre des objectifs pertinents. Cette vision de l’activité commerciale sur la production artisanale est selon moi complémentaire. En travaillant sur ces points essentiels, je m’intéresse au lendemain.
S’engager pour l’avenir n’est pas anodin. Je prône une démarche de sauvegarde des savoirs depuis mes débuts, quand j’ai eu conscience de ce que je recevais et de ce que j’allais plus tard enseigner en tant que formateur. La sauvegarde des savoir-faire est au cœur de mes préoccupations car comment pérenniser notre artisanat sans soutenir les ambitions naissantes de la relève ? Le contraire n’est pas imaginable dans ma conception du métier et de son avenir. Ne détruisons pas ce que nous avons su construire non sans difficultés mais donnons-nous les moyens de transmettre notre savoir. Restons fidèles et sincères à nos enseignements. Oui, il faut miser sur la jeunesse et partager avec elle les fruits de notre expérience. C’est une logique d’éthique et de responsabilité.
En résumé, je finirai par citer Steve Jobs, l’ex-président d’Apple, un chef d’entreprise connu et reconnu, et surtout un visionnaire de talent.
« Certains rêvent d’incroyables réalisations, pendant que d’autres restent éveillés et les font ».
J’adresse mes plus sincères remerciements à la Tribune des Métiers, en particulier à son directeur de la publication, Gérard Saby qui me permet de m’exprimer sur la thématique de la création d’entreprise et de partager cette nouvelle expérience sur le papier. Aussi, je remercie mes salariés qui chaque jour, mettent du cœur à l’ouvrage. Je les encourage à poursuivre leurs efforts et les félicitent pour le travail effectué. Mes collaborateurs sont précieux car pour mener à bien une aventure, un homme seul n’est rien. Enfin, sans le soutien de ma femme et de mes enfants, mon travail et mes projets n’auraient pas de sens. Un grand MERCI à eux !
Mon prochain « Parole de M.O.F. » sera consacré à l’idée que je me fais de la formation de nos jeunes. Ils sont courageux…
A bientôt