Durant des millénaires, les populations des campagnes ont consommé du pain de campagne, c’est-à-dire un pain fait avec les céréales ou les graines produites dans les fermes environnantes. Le pain était fortement ancré au territoire, sa composition pouvait varier en fonction des régions ou des saisons. Il n’est pas étonnant qu’il n’y ait pas un seul type de pain de campagne, que l’on ne puisse pas en donner une définition précise. À vrai dire, les paysans produisaient du blé, du seigle, souvent du méteil associant les deux céréales, de l’orge et des graines diverses qui se retrouvaient mélangées avec la récolte de céréales. Des dizaines de moulins de pierre, à eau ou à vent, produisaient des farines bises, avec lesquelles tous les pains de campagne étaient fabriqués : seules ces farines bises issues d’un mélange de graines en faisaient la caractéristique commune.
Maintenant, la boulangerie est un peu hors sol, déconnectée de la vie des fermes agricoles. La farine T65 est le principal produit des moulins à cylindres, et la production de pain de campagne a perdu de son sens profond, voire elle est devenue un peu désuète. On ne refera pas l’histoire, et on ne retrouvera plus des époques révolues. Pourtant il est indispensable de redonner un sens écologique et nutritionnel profond au pain : vu sa dimension symbolique de partage, il est également intéressant de l’ancrer au territoire en particulier pour favoriser l’acte d’achat et sa consommation. Je vous en ai déjà parlé : on peut espérer que le pain bénéficiera d’une appellation nouvelle, le « Pain nutrition » qui complétera le pain de tradition française. Ce pain serait fait avec des farines natives, d’un type minimum de 80, panifiées au levain avec une teneur en sel limitée à 12 g/kg de farine. Par ailleurs les pourcentages de graines complémentaires ajoutées devraient être indiqués. Rien de nouveau sous le soleil, depuis la nuit des temps, les anciens pains de campagne devaient correspondre à ce cahier des charges qui, à l’époque aurait été bien inutile puisque cela allait entièrement de soi, de même il était naturel de manger vraiment beaucoup de pain. Maintenant, les temps ont changé. La consommation de pain a atteint son plus bas niveau historique et les consommateurs s’interrogent sur la nature du meilleur pain pour leur santé. À l’heure où il existe une pléthore nuisible de produits mal transformés qui crée un état de malnutrition insidieux dans la population, il est urgent que le pain soit perçu comme un aliment vertueux et bien transformé ; et si, en plus, il est relié au territoire environnant, sa résilience peut être parfaite.
En fait, il existe une grande diversité de céréales et de graines produites dans les exploitations agricoles françaises : blés modernes, blés anciens, maïs, seigle, triticale, blé dur, orge, un ensemble de graines de légumineuses mais aussi du lin, du tournesol, de la cameline. Il ne tient qu’à vous, meuniers et boulangers, de faire votre marché, vos assemblages et de mettre en valeur vos choix. Je vous propose par exemple un pain de campagne à base de blé, de seigle, de maïs et de lentilles. Autrefois, pour la production d’un pain de campagne, les farines bises provenant de la mouture d’un mélange de graines étaient panifiées par un levain développé avec cette même farine de mélange. Maintenant il est possible de faire mieux. Voici comment.
Imaginons par exemple un pain de campagne composé à 75 % d’une farine de blé de type 80, 10 % de farine de seigle type 90, 10 % d’une farine de maïs (si possible intégrale) et 5 % d’une farine intégrale de lentilles du Puy. Voici le petit secret de fabrication d’un tel pain. On utilise les trois farines complémentaires de la farine de blé pour en faire un levain. La farine de seigle utilisée était de type 90 et le maïs jaune et les lentilles ont fait l’objet d’une mouture intégrale dans un petit moulin de laboratoire. Les 250 g du mélange de farine, seigle, maïs, lentilles ont été hydratés avec 400 ml d’eau à 70 °C. La bouillie à une température proche de 40 °C a été ensemencée par 10 g de levain mature. Si la température de la bouillie est maintenue à une température proche de 30 °C, on peut obtenir un levain jeune de pH 4,4 en moins de 6 heures. Bien sûr, la durée de préparation de ce levain jeune peut être modulée par l’ensemencement et la température de fermentation. La préparation à l’eau chaude du levain est indispensable pour développer la viscosité du seigle et donner un peu de liant à la farine de maïs qui en est fort dépourvu. Pour la panification avec les 750 g de farine de blé type 80, on ajoute 350 g d’eau tiède et 12 g de sel. La proportion de levain par rapport à la farine 80 est particulièrement élevée, d’environ 90 %. Un pointage rapide de 4 à 5 heures peut être réalisé avec une température de pâte de 20 °C. Ces pains de mélange lèvent bien, ont bon goût et sont faciles à réaliser.
Sortir du pur blé est intéressant à la fois sur le plan nutritionnel, écologique, également pour la promotion du pain, pour sa diversification, pour lui donner une identité régionale, voire très locale. L’hydratation à chaud des farines de graines complémentaires avec un faible ensemencement de levain permet d’obtenir des levains performants pour la panification finale avec la farine de blé. La préparation de ces levains de graines est très efficace pour accroître leur digestibilité. Pour le boulanger, c’est une source d’innovation et de renouvellement particulièrement intéressante. Il est intéressant que tous vos pains bis de composition variable puissent être identifiés et regroupés pour le public sous une même appellation, celle du « Pain nutrition », à condition bien sûr d’en respecter le cahier des charges. Je pense que vous aurez maintenant tous les instruments pour améliorer et développer votre offre de pain.
N’hésitez pas à me faire vos retours.
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Auteur de Sauvons le pain et Sauvons notre alimentation, Ed. Thierry Souccar