Les céréales, plantes de la famille des poacées ou graminées, qu’elles soient sauvages ou cultivées, entrent d’une manière ou d’une autre dans l’alimentation de l’Homo sapiens, c’est-à-dire nous. Nous qui nous sommes qualifiés d’homo (« être humain »), et avec un peu ou beaucoup de toupet, de sapiens ( « intelligent » , « sage », « raisonnable ») ! Impossible de contester cette vérité universelle : Sapiens, l’Intelligent, est un mangeur de céréales. Plus restreint sera alors le club des « mangeurs de pain », ainsi qu’Homère qualifie les Grecs dans L’Odyssée pour les distinguer de ces peuples qui ne sont pas parvenus au stade de la panification, autrement dit qui en sont restés au stade de la bouillie ou peut-être des pains plats. « Mangeurs de pain » : tous ceux qui se nourrissent des produits issus de céréales dites « panifiables », à partir d’une mouture, d’un pétrissage, d’une fermentation ou non et d’une cuisson. « Mangeurs de pain », c’est-à-dire nous à l’intérieur de la grande famille humaine des mangeurs de céréales.
Nous sommes les enfants des premiers chasseurs-cueilleurs qui, un jour, ont mis un terme à leur errance, probablement dans cette région de l’Anatolie centrale où les archéologues ont fait ressurgir ce qui fut peut-être la première ville du monde, Çatal Höyük ; les enfants de ceux qui se sont sédentarisés ; les enfants de ceux qui ont amorcé la longue histoire de l’agriculture et de la transformation des fruits de la terre en une alimentation riche et variée ; et surtout les enfants de ceux qui, comme les Grecs, ont su s’« élever » jusqu’au stade de la panification, qui sont devenus des « mangeurs de pain ». Le pain nous qualifie. Il est notre A.D.N. Même si nous ne le mangeons plus comme nous l’avons mangé, en France après la guerre quelques 900 g par jour et par personne ; même si certains l’ont banni de leur table quand d’autres recherchent fébrilement le pain le plus riche nutritionnellement parlant, le plus goûteux ; même si le pain se fait plus discret, nous n’avons pas pu oublier qui nous sommes. Nous sommes des mangeurs de pain.
Lorsque je travaillais à la conception du Dictionnaire universel du pain*, j’avais imaginé consacrer une entrée à tous les principaux pays de mangeurs de pain et commencé à chercher pour chacune d’entre elles une ou un spécialiste, quelqu’un qui pourrait raconter dans toute sa profondeur le pain en Pologne, au Ladakh, en Azerbaïdjan, en Algérie, au Canada, au Brésil, au Yémen, en Mongolie, en Italie, chez les Aborigènes, etc. La conversation en français ou en anglais commençait invariablement par un rapport de force et un test que je devais accepter et réussir si nous voulions concevoir d’aller plus loin. « Monsieur, j’espère que vous savez que les Roumains entretiennent une relation passionnelle avec leurs pains ? » ; « Vous doutiez-vous que, de l’avis des connaisseurs, le meilleur pain du monde est certainement sorti d’un four asturien ? » ; « Qui a la plus grande variété de pains au monde ? Mais les Allemands, bien sûr ! » ; « Imaginiez-vous que les Turcs étaient les plus gros mangeurs de pain ? » ; « Le rôle du pain dans la vie des peuples d’Amérique latine, mais il est illustré, figurez-vous, par ces pains en forme de petits personnages ou d’animaux comme le lama ou la colombe que les Péruviens déposent sur la tombe de leurs défunts le jour de la Toussaint ou le jour des Morts, vous voyez ? » ; « Vous n’ignorez pas, Monsieur, que nos farines géorgiennes étaient déjà appréciées dans l’Antiquité – derrière l’histoire de Jason et de la Toison d’or, c’est évidemment celle des Grecs partant chercher en Colchide, l’actuelle Géorgie, leurs ressources en blé, qu’il faut lire, je ne vous apprends rien » ; « Si les Marocaines continuent à aller cuire le pain au four du quartier ou du village, sentez-vous combien ce four est pour notre peuple l’emblème par excellence de la convivialité et de la paix sociale ? », etc.
« Dis-moi quel pain tu manges ou quel pain ont mangé tes ancêtres, je te dirai quel genre de Sapiens tu es. » Le pain nous raconte. Il dit la déférence extrême que nous avons toujours eue à son égard. Il ne s’agissait pas d’en jeter même un petit bout par terre, ni de le poser à l’envers sur une table, ni pour les chrétiens de ne pas faire au-dessus de lui un signe de croix, ni de le gaspiller, ni de ne pas le partager, ni d’oublier ce qu’on lui devait, à la fois la vie et la survie et par-dessus tout, peut-être, cet ancrage qu’il réactualisait chaque jour, cet enracinement à la terre comme au ciel. On trouve de Déméter, la déesse grecque de l’agriculture, des moissons et de la fertilité, mère de Perséphone raptée six mois par an chez Hadès, des équivalents dans toutes les grandes civilisations antiques qui furent des civilisations agraires. Ces premiers agriculteurs ont adoré la terre qu’ils travaillaient avec le respect que l’on doit à une mère, sous la forme de ces déesses auxquelles ils adressaient leurs prières, rendaient des cultes fervents et recommencés. C’est de la déesse romaine Cérès, déesse comme Déméter de la croissance des plantes, de la circulation de la sève dans le corps des arbres, que nous avons tiré le mot céréales. Sont céréales les fruits de la déesse qu’elle offre chaque année aux hommes, aux Sapiens afin qu’avec leur « intelligence », ils les transforment en ces mets qui vont faire la signature des peuples mangeurs de pain.
Si le pain est solidement enraciné à la terre par ses racines céréalières, il possède aussi une racine qui va se ficher loin dans le ciel. Bien avant que ce rabbi que nous connaissons sous le nom de Jésus partage le pain avec ses douze disciples lors de son dernier repas sur terre en disant « Prenez, ceci est mon corps » (Marc, 14,22), le pain occupait déjà dans le monde juif une place à proprement parler extraordinaire. Dans ce même dictionnaire que j’ai cité, Julien Darmon explique que « dans le judaïsme il n’y a pas de repas sans pain, et toute nourriture qui fait partie du repas, aussi bien viande que légumes, vient en accompagnement de celui-ci. Le pain est le support de tous les autres aliments. C’est pourquoi la seule bénédiction qui soit d’ordre biblique (Deutéronome 8, 10) et non simplement rabbinique est celle que l’on prononce après la consommation de pain. La racine l-h-m désigne, dans les langues sémitiques, la nourriture par excellence : en arabe, elle signifie la viande, en hébreu, le pain. […] Le pain est également un support privilégié des rapports entre le ciel et la terre. Le pain est le produit par excellence de la terre, comme l’indique la bénédiction rituellement prononcée avant sa consommation : “Béni sois-Tu, Éternel, roi de l’univers, qui fait sortir le pain de la terre” – bénédiction qui, présentant le pain comme sortant tout fait de la terre, anticipe les temps eschatologiques. »
Que le pain en soit venu à occuper le cœur de la célébration eucharistique à laquelle Jésus convia ses douze, la veille de sa crucifixion (comme il occupe le cœur de la messe dominicale chez les catholiques, de la Divine Liturgie chez les orthodoxes ou de la Communion dans le culte protestant), n’avait pour eux rien de surprenant. Rappelons que d’après les Évangiles synoptiques (Marc, Luc, Matthieu), ce dernier repas se serait tenu le premier soir de la Pâque juive, période durant laquelle les familles juives s’abstiennent de consommer toutes formes de produits fermentés en souvenir de la fuite des Hébreux hors d’Égypte, terre de leur captivité, épisode durant lequel ils n’avaient évidemment pas eu le temps de faire lever leur pain. La matsah ou l’azyme que Jésus partagea lors de la Cène fait revivre à la communauté juive tout entière ce moment fondateur de la délivrance et de la Terre promise vers laquelle le peuple libéré s’était mis en marche.
Mangeurs de pain ou petits-enfants de mangeurs de pain, que nous le voulions ou non, notre pain d’engrain, notre tourte de seigle, notre amidonnier rouge que nous chérissons, jusqu’à notre baguette nationale, ont des racines qui plongent jusqu’à la Grèce, jusqu’à l’Égypte, jusqu’à Sumer et jusqu’au ciel. Le pain est grand de garder vivant ce haut héritage sans lequel le pain aurait été balayé par la modernité ; la modernité qui n’aime pas le temps que les choses prennent pour être gustativement et nutritionnellement et spirituellement nourricières.
* Dictionnaire universel du pain, sous la direction de Jean-Philippe de Tonnac, introduction de Steven Laurence Kaplan, Bouquins Laffont, 2010.
Jean-Philippe de Tonnac
Écrivain, éditeur et conférencier
Publications : Dictionnaire universel du pain (Bouquins Laffont, 2010) et Le pain et le sacré (éditions Guy Trédaniel, 2024).